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Flux et stock – comparons ce qui est comparable

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Réflexion sur les indicateurs et leur comparaison

 

Vous avez dans doute déjà croisé ce marronnier de presse destiné à démontrer la prise d’importance des multinationales face aux États, tantôt pour s’en féliciter, tantôt pour s’en inquiéter : la comparaison de « taille » entre la capitalisation boursière des entreprises et le PIB des États.

Par exemple (chiffres de 2013-2014):

Capitalisation d’Apple : 482 milliards d’euros

Capitalisation d’Exxon Mobile (2013) : 327 milliards d’euros

PIB de la France : 2054 milliards d’euros

PIB du Nigeria : 203 milliards d’euros

Conclusion hâtive des « experts » dans mes médias : les grandes entreprises « valent » d’avantage que les États ! Une entreprise comme Apple pèserait à elle toute seule environ le quart de la France et deux fois le Nigeria…

Problème : au-delà du simple fait qu’il est réducteur de résumer une entreprise à sa valorisation sur les marchés et un État à son PIB, on compare ce qui n’est pas comparable.

La valorisation sur les marchés est un indicateur de « stock » ou de « patrimoine ». Elle valorise le « poids » de l’entreprise, de sa valeur à un instant T en termes monétaires et financiers. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que la langue anglaise utilise les mots « stock » et « share » pour désigner la capitalisation et les morceaux de celle-ci (les actions)…

A contrario, le PIB est un indicateur de « flux » : il décompte la richesse produite pendant un an sur le territoire d’un État. Richesse produite, (entre autres et pour faire simple) par la conjonction de la valeur du travail et du capital.

Pourquoi cette comparaison est toujours mise e avant ? Sans doute parce qu’elle est facile et en apparence parlante. Sans doute aussi parce que « tout le monde fait comme ça »… Sans doute aussi car il y un biais idéologique derrière, celui de l’intégration économique des États (et donc leur disparition sur le long terme), selon l’antienne « si tu es trop petit tu es condamné », poncif jamais démontré et que la prospérité (y compris industrielle) de nos amis Suisses ou Taïwanais ne cesse de démentir.

Une alternative plus crédible serait de comparer le PIB au chiffre d’affaires des entreprises. L’écart est déjà moins marqué.

Chiffre d’affaire d’Apple : 131 milliards d’euros

Chiffre d’affaire d’Exxon : 304 milliards d’euros (notez l’inversion de classement)

PIB de la France : 2054 milliards d’euros

PIB du Nigeria : 203 milliards d’euros

Plus pertinent encore, comparons la valorisation des entreprises et la valeur des capitaux privés et publics des Etats. C’est plus compliqué car cette dernière information n’existe pas toujours et seulement dans les pays développés. Mais c’est très parlant :

Nous reprenons donc :

Capitalisation d’Apple : 482 milliards d’euros

Capitalisation d’Exxon Mobile : 327 milliards d’euros

« Capitalisation » française (capital privé et public, net) : environ 12324 milliards d’euros.

« Capitalisation » du Nigeria ? Difficile d’avancer un chiffre précis mais, en extrapolant sur les constats de Thomas Piketty, on peut sans doute l’estimer à plus de 1000 milliards d’euros.

Voilà. La France « vaut » douze mille trois-cent vingt-quatre milliards d’euros environ (le chiffre est toujours plus fort écrit en lettres), soit le quart de toute la capitalisation sur la place de New York. Et environ 25 fois Apple. Pas si mal, pour un pays sans cesse décrié comme au bord de la ruine ? Même pour le Nigeria, le rapport avec la multinationale à la pomme serait inversé.

Vous le voyez, l’écart entre États et entreprises est moins marqué qu’on ne nous le dit sur les ondes. Et surtout, les « conclusions » que l’on en tire ne sont pas du tout le mêmes. En l’occurrence, la comparaison du « stock » montre bien que l’entreprise est « significative », mais qu’elle n’est pas « toute puissante ».

Il en va de même pour les comparaisons de « performances » : on compare sans cesse les taux de croissance et de rentabilité des entreprises et des États. Mais les enjeux ne sont pas les mêmes. Les États sont des entités multiséculaires, qui gèrent des sociétés humaines et des territoires complexes, sans que le profit financier à court terme ne soit à priori leur but unique. A contrario, la durée de vie moyenne des entreprises du Fortune 500 est de 45 ans ! Même l’honorable banque JP Morgan (capitalisation 220 milliards de dollars), ne date « que » de 1799…

Mesurer et comparer sont deux démarches essentielles au pilotage d’une organisation. Pour autant, le choix rationnel des indicateurs est fondamental. A moins que l’on ne souhaite simplement construire une pseudo-rationalité d’après une opinion ou une idéologie, ce qui est hélas souvent le cas lorsqu’on oppose État et entreprise.

Maintenant, regardez vos tableaux de pilotage : ne comparent-ils pas parfois du « stock » et du « flux » ? Ne confondent-ils pas indicateurs de « flux » et de « performance » ? Les périmètres et modes de mesure sont-ils équivalents lors de vos comparaisons ?

Le management par les indicateurs est à la mode. La mesure semble apporter la rassurante transposition de la « Vérité » dans la prise de décision. Voire… Un indicateur ne sera jamais que ce qu’il est : « indicatif », car il ne donne qu’une idée (une « indication ») sur une certaine mesure d’un morceau choisi du réel.

Concrètement, essayez toujours d’assurer :

  • la cohérence de vos indicateurs (unités de mesure)
  • la cohérence de vos comparaisons (périmètre, flux, stock),
  • le distinguo clair entre indicateur d’état et de performance,
  • la lisibilité des périmètres de mesure.

 

(sources des chiffres : Insee, T. Piketty « Le capital au 21e siècle », Businessweek.com, Banque Mondiale).

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